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Prospective: la Turquie dans l’Organisation de coopération de Shanghai ?

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La Turquie semble traverser actuellement une nouvelle crise systémique marquée par un cycle de contestations et de répressions aggravant les polarités politiques du pays. Sans rentrer dans l’analyse de ces évènements, cet article envisage le scénario d’une adhésion du pays à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Souvent perçue, peut-être de manière excessive, comme un « club des pays autoritaires », une telle adhésion constituerait néanmoins une rupture significative pour un pays éternellement à cheval entre l’Asie et l’Europe.

Un intérêt non dissimulé pour l’OCS

Sommet des chefs d’États réunis pour le Sommet de l’OCS 2017, à Astana (Kazakhstan).

Alors qu’Erdoğan a affirmé à plusieurs reprises qu’il serait prêt à troquer l’adhésion à l’Union européenne (UE) contre une position de membre permanent de l’OCS pour la Turquie, la Chine a toujours affiché un certain scepticisme à ce sujet [1]. Présent au dernier sommet d’Astana en juillet 2024, d’aucuns estiment [2] que le président turc courtise l’OCS pour mieux renforcer sa position auprès de Washington et de l’UE. En dépit de leurs désaccords ponctuels, la Russie a toujours soutenu l’éventualité d’une adhésion turque au sein de l’organisation.

La Turquie possède également de nombreuses affinités avec un pays comme le Pakistan, dont l’alliance est essentielle à Pékin. Celui-là a intégré l’organisation en même temps que son rival historique, l’Inde, en 2017. Le Pakistan est en effet un des rares pays à ne pas reconnaître le génocide arménien et reconnaître par ailleurs le FETÖ comme une organisation terroriste. Comme en Turquie, les confréries soufies occupent une place fondamentale au sein de l’appareil sécuritaire de l’Inter-Services-Intelligence, dont l’influence est extrêmement puissante au sein de l’État pakistanais.

Enfin, alors qu’Inde et Pakistan s’engagent actuellement dans une dangereuse escalade, notons que le Pakistan est un client historique des armements turcs. Ce pays partage d’ailleurs avec la Turquie certaines préoccupations en matière de défense. Les rivaux historiques des deux pays, l’Inde et la Grèce, ont en effet pour point commun d’être d’importants clients des avions Rafale, ce qui suscite certaines convergences stratégiques et donne lieu à des exercices communs [3].

L’ultime chaînon eurasiatique de l’OCS ?

L’hypothèse d’un désengagement américain du théâtre européen, voire d’un retrait de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ouvre l’éventualité d’un retrait turc de l’alliance, en l’absence de l’allié américain. Indépendamment d’un retrait éventuel de l’OTAN, en cas d’adhésion de la Turquie à l’OCS, la première évidence serait la continuité géographique de l’organisation. Celle-ci s’imposerait en effet sur l’essentiel de la surface asiatique, reliant la mer de Chine à la Méditerranée. Bien que l’OCS n’ait pas vocation à être une alliance militaire, l’hypothèse de sa militarisation est loin d’être à exclure, en cas d’intégration de la Turquie.

Des dispositifs de déni d’accès (A2/AD) pourraient être mis en place à partir des littoraux des trois pays « mercenaires » de la Chine rompus au travail sécuritaire, contrôlant d’importantes voies accès au continent asiatique, Russie, Pakistan et Turquie, auxquels la Chine pourrait déléguer cette fonction de glacis défensif maritime et terrestre.

Cette hypothèse laisse entrevoir celle d’un effort d’exclusion aérienne des forces occidentales d’une grande étendue à l’échelle eurasiatique.  Ceci aurait pour corollaire un renforcement de la présence maritime sino-turque dans l’océan Indien. Au sein de l’espace indopacifique, la Turquie déploie d’ailleurs une activité croissante sur la façade Est Africaine. Le pays possède en effet des bases permanentes au Qatar et en Somalie. À la faveur d’une bonne implantation dans ce dernier pays, la Turquie mène des activités de prospections d’hydrocarbures sur ses littoraux.

Bouleversement de la géopolitique méditerranéenne

Une situation relativement symétrique pourrait alors caractériser Taiwan et Chypre. Si l’hypothèse d’une invasion de l’île par la Turquie ne peut être exclue, celle-ci serait extrêmement coûteuse, même en cas de sortie de l’OTAN. En revanche, une pression maximale serait exercée sur la partie Sud de l’île en employant les méthodes d’une guerre hybride désinhibée, dans l’attente d’un prétexte justifiant une intervention militaire, telle qu’une opération grecque, ou un incident entre navires.

D’autres pays méditerranéens pourraient être tentés de soumettre leur candidature à l’OCS, tels que l’Algérie, la Lybie voire l’Italie ou l’Albanie. Une pression accrue pourrait ainsi être exercée sur l’UE. L’Égypte, qui contrôle le goulot de Suez, est membre des BRICS+. Les relations de ce pays avec la Turquie sont complexes et cette relation devrait alors être suivie avec d’autant plus d’attention.

La Turquie, pays sentinelle ayant recours aux mercenaires

Même si les questions sécuritaires sont loin d’être résolues en Asie centrale et au Moyen-Orient, le glissement du centre de gravité géoéconomique du monde vers l’Est pourrait se traduire vers un durcissement des vocations sécuritaires de l’Organisation vers l’Ouest. Pour les pays de l’OCS se manifesteraient en particulier la gestion des flux migratoires et les conséquences géopolitiques des transformations climatiques. Si un marché captif d’une chaîne de smart cities (« villes intelligentes ») venaient à émerger en Asie centrale, celles-ci pourraient s’apparenter à une forme exportée du « rêve chinois » promu par Wang Huning. Alternative au « rêve américain », certains dirigeants appellent de leurs voeux l’avènement d’un tel projet. Il est probable que la part refoulée du rêve se manifeste alors avec plus de violence à la périphérie de ces métropoles.

À l’image des lointaines luttes pour le contrôle des anciennes oasis, différents réseaux terroristes rivaliseraient afin d’imposer une forme de prélèvement sur les infrastructures de connectivité. Ces réseaux pourraient prendre la forme d’un entreprenariat de la violence aux formes mixtes, entre mercenariat, idéologie et compétences de pointe dans le domaine digital ou de la Blockchain. Une entreprise comme Mahlama Tactical, fondée en 2016, et à qui Al-Qaïda ou Da’esh ont pu sous-traiter certaines activités, est représentative de cette « privatisation du djihad ». Cela serait compatible, du reste, avec d’éventuelles opérations offensives menées par des États concurrents qui viendraient les solliciter. En tant que membre de l’OCS, la Turquie serait censée combattre ces formes d’entreprenariat de la violence, mais pourrait tout aussi bien les utiliser, à l’image de ce qu’elle a pu faire en Syrie ou contre les Kurdes, en tirant parti de l’OCS comme de ces acteurs exogènes au détriment de ses rivaux. Le parti kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un des adversaires historiques de la République turque, a d’ailleurs récemment annoncé sa dissolution. Si celle-ci venait à être effective et durable, l’axe de gravité sécuritaire turc s’en trouverait ainsi sensiblement réorienté.

 

[1]COLAKOĞLU Selçuk, Turkey and China: Political, Economic and Strategic Aspects of the Relationship, World Scientific Publishing Europe, London, 2021

[2] Ibid.

[3]MONTGRENIER Jean Sylvestre, Le monde vu d’Istanbul, géopolitique de la Turquie et du monde altaïque, PUF, 2023.

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Jonathan Bonjean

Ancien professeur d'histoire en reconversion, inscrit cette année à IRIS Sup en analyse stratégie internationale, parcours sécurité, défense et gestion de crise. Je pratique le mandarin et travaille sur les politiques étrangères chinoise et turque. Je m'intéresse en particulier à la géopolitique des connectivités et des conflits dans l'espace eurasiatique.

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